Quoi que l’on en dise, les nouvelles technologies nous permettent d’avoir des connaissances précises et d’une qualité exceptionnelle, des données auxquelles nous ne pourrions pas avoir accès autrement. C’est le cas pour les oiseaux marins, menacés plus que jamais par le changement climatique dû à nos activités.
Etat des lieux des programmes de suivis, des données et des plans de conservations …


Au cours des deux dernières décennies, plus d’un millier d’oiseaux marins ont été suivis. Toutes ces données ont permis d’obtenir des connaissances sans précédent sur le choix de l’habitat, le comportement d’alimentation et la migration de ces oiseaux.

Pourquoi ce genre de donnée est essentiel pour les oiseaux marins ? Le suivi de ces espèces est indispensable pour définir des zones de conservation prioritaires, telles que les zones marines importantes pour les oiseaux et la biodiversité (ZICO), pour soutenir la mise en place et la validation d’outils de gestion par zone, comme les aires marines protégées et les zones de réglementation de la pêche, ainsi que pour évaluer l’efficacité de ces initiatives pour soutenir les résultats de conservation.

Les ZICO ont été désignées dans le cadre de la Directive Oiseaux 79/409/CEE de 1979. Ce sont des sites qui ont été identifiés comme importants pour certaines espèces d’oiseaux (pour leur aires de reproduction, d’hivernage ou pour les zones de relais de migration) lors du programme d’inventaires scientifiques lancé par l’ONG Birdlife International. Les ZICO n’ont pas de statut juridique particulier.

Les études de suivi soutiennent également l’utilisation des oiseaux de mer comme sentinelles écologiques des écosystèmes marins de l’Anthropocène. Au moindre changement/évolution des écosystèmes, les oiseaux sont les premiers impactés et sont considérés à ce titre comme un signal d’alarme.
La force de ces données est également de faire prendre conscience de l’urgence de la situation, mais aussi de l’importance des populations locales quant à leur soutien des activités de conservation. Car je vous l’ai dit déjà dans plusieurs articles, aucun programme de conservation ne peut fonctionner si la population locale n’y prend pas part. (Article « Dormir, enjeu plus grand qu’on ne le croit pour les tortues marines !« ).

Cependant ce type de suivi soulève nombre d’interrogations quant à l’impact sur l’animal et la nature. Quelles sont les conséquences des équipements de suivis sur l’écologie de l’oiseau (réduction de l’aptitude à voler, même minime), ou sur l’environnement (dégradation des dispositifs mais aussi production de ces dispositifs nécessitant des matériaux spécifiques). Enfin il ne faut négliger le coût économique, nerf de la guerre dans toutes les études (le coût de l’équipement et des expéditions sur le terrain). On comprend alors l’intérêt de déterminer quelle espèce ou population d’oiseaux marins donne la priorité la plus élevée pour la collecte de nouvelles données, évitant autant que faire se peut le « gaspillage de matériel ».

En compilant toutes les données disponibles sur les suivis d’oiseaux, on pourra mettre en évidence quelles espèces et même quelles zones géographiques ont été sous étudiées. L’identification des lacunes spatiales et taxonomiques dans le suivi des connaissances est essentielle pour l’élaboration de plans de gestion efficace des espèces, en particulier pour les espèces menacées, et plus largement pour soutenir la planification de la conservation spatiale des écosystèmes marins (par exemple, la définition des aires marines protégées ou des zones de non-prélèvement).


Méthode

Les auteurs ont étudié 363 espèces d’oiseaux de mer, appartenant à 18 familles, répertoriées par BirdLife International. Les oiseaux de mer sont définis comme des espèces pour lesquelles une grande partie de la population dépend du milieu marin pendant au moins une partie de l’année.
Les données proviennent de publications récentes de suivis d’oiseaux ou de bases de données en ligne.
Les espèces ont été classées en fonction de caractéristiques qui semblaient avoir un rôle dans l’explication de la variation de l’attention reçue dans les études de suivi précédentes : l’état de conservation, la masse corporelle et l’habitat marin (océanique ou côtier).

Pour distinguer les zones marines utilisées par les oiseaux de mer du monde entier, les auteurs ont utilisé les provinces biogéochimiques de Longhurst comme unités spatiales, cartographiées en 54 polygones (Marine Regions, 2019) délimitées en fonction des discontinuités physiques, des caractéristiques climatiques et océanographiques, de la faune et de la flore (Longhurst, 1995).

Ce sont donc soit les caractéristiques du milieu soit celles de l’espèces qui pourraient expliquer les manques d’études et donc de connées.
Pour déterminer si ce sont les caractéristiques du milieu, les auteurs ont défini pour chaque étude analysée :

  • l’effort de suivi = somme du nombre d’individu suivis (quelques soit l’espèces) par région
  • le pourcentage d’espèces suivies par rapport au nombre total d’espèces présentes par région

Pour déterminer si ce sont les caractéristiques de l’espèces qui ont biaisé l’intérêt des chercheurs pour les suivis, les auteurs ont déterminé, pour chaque étude analysée :

  • l’effort de suivi = le nombre d’individus suivi par espèce
  • la couverture de suivi = le rapport entre les régions Longhurst où l’espèces est suivie, et l’aire totale de répartition de cette espèce.

Résultats

Fou de Bassan, oiseaux.net

Dans un premier temps les auteurs soulignent le fait qu’il y a un certain délai entre, d’une part, la collecte et la publication des données, d’autre part, l’examen de la littérature et la publication de leurs résultats. Des données supplémentaires existent certainement. Cependant, les résultats de l’étude soulignent l’absence actuelle d’un cadre coordonné pour le suivi des oiseaux de mer dans le monde.

Les oiseaux de mer plus lourds tels que les fous de Bassan et les albatros étaient plus susceptibles d’être suivis, avec une sur-emphase sur les espèces avec une masse corporelle supérieure à 1kg et une sous-représentation des espèces plus petites, notamment les espèces de moins de 320 g. Cela est dû aux contraintes techniques persistantes comme la miniaturisation des étiquettes électroniques.
Lié à cet effet de masse corporelle, les espèces d’oiseaux marins océaniques étaient plus susceptibles d’être suivies que les espèces côtières.

Aucun effet de l’état de conservation sur l’effort de suivi des oiseaux de mer n’a pu être démontré, alors qu’un léger effet négatif sur la couverture de suivi a été observé. Cela peut refléter les différentes raisons qui sous-tendent le choix des espèces dans les études de suivi, avec des espèces abondantes choisies pour répondre aux questions d’écologie, tandis que les espèces menacées sont suivies pour la planification de la conservation. Il est également probable que cela reflète le fait que certaines espèces menacées ne sont pas facilement accessibles aux chercheurs (par exemple, parce que l’emplacement de leurs sites de reproduction est inconnu, ou que leurs populations restantes se trouvent dans des zones inaccessibles) et certaines sont si rares et vulnérables qu’il est trop risqué d’engager une procédure de suivi.
Cette rareté de suivi provoque ainsi un manque de données nécessaires pour la compréhension de leur écologie et donc la mise en place de programmes de conservation efficaces et adéquates.

De manière inattendue, aucun effet significatif de la richesse du pays (PIB par habitant) sur la répartition géographique des études de suivi n’a été trouvé. Ceci contredit dans une certaine mesure une précédente étude portant sur la relation entre richesse du pays et le nombre d’articles recueillant des données de suivi d’oiseaux. Cette divergence pourrait refléter simplement le fait que les bénéfices de la connaissance et l’investissement dans la recherche par les pays riches s’étendent beaucoup plus largement que les limites du pays. En d’autres termes, ce point souligne la coopération et collaboration entre chercheurs de différents pays avec un même but d’étude.

Malgré une forte concentration d’efforts de suivi dans certaines régions, aucune province au monde ne dispose d’enregistrements de suivi pour toutes les espèces d’oiseaux de mer qui y vivent (70% maximum). Nos connaissances sur les mouvements des oiseaux et leur écologie demeurent incomplètes, même dans les zones les mieux échantillonnées.

Les oiseaux des régions tropicales (principalement dans le sud du Pacifique, l’océan subantarctique et sur les côtes de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie) présentent un manque cruel de données, cette absence historique d’effort de suivi et de couverture de suivi peut être indicative de ressources locales limitées, et refléter la variation de l’écologie des oiseaux de mer, avec une saisonnalité peu marquée et une synchronisation de reproduction plus faible que pour les espèces des régions tempérées. Il est aussi difficile de mettre un dispositif sur ces oiseaux puis de les récupérer après l’expérimentation. En effet, par exemple les balises GLS ne transmettent pas les données, il faut récupérer la balise pour avoir accès aux données.

L’étude révèle des points divergents dans les données, c’est-à-dire des données présentes en ligne par exemple dans des bases des données prévues à cet effet, mais n’ayant aucune publication liée, ou l’inverse, des publications, mais non liées à une base de données en ligne quelconque. Ceci montre que malgré la progression du nombre de suivis et données (même s’il en manque), elle a été faite sans concertation internationale, et sans normalisation des données, principalement dû aux questionnements des chercheurs ou préoccupations de conservations de telle ou telle espèce.


Recommandations

Sur la base de ces analyses, les auteurs ont formuler quatre recommandations spécifiques pour guider le prochain suivi des oiseaux de mer axé sur la conservation.

Collaboration

Il est nécessaire de travailler conjointement sur un programme mondial de suivi des oiseaux de mer, pour donner une image complète de l’écologie spatiale des oiseaux de mer, désormais techniquement possible pour pratiquement toutes les espèces étant donné la petite taille des dispositifs de suivi modernes. Cela nécessitera de travailler en collaboration pour combler les principales lacunes taxonomiques et géographiques identifiées dans l’étude, afin de garantir une utilisation stratégique des ressources limitées disponibles.
A un moment où la nécessité d’étendre la couverture fournie par les aires marines protégées et d’autres mesures de conservation efficaces, les données de suivi seront cruciales pour s’assurer qu’une telle expansion est stratégiquement effectuée pour protéger les zones les plus importantes pour la biodiversité.
Un effort est à fournir concernant les oiseaux de mer tropicaux ainsi que les espèces menacées et qui n’ont à l’heure actuelle été l’objet d’aucun suivi. Ce dernier point est bien sûr en fonction de la possibilité face à l’espèce (stress engendré par le suivi, lieu de colonie inconnu, …).

Créer un fond international

La communauté du suivi des oiseaux de mer, en partenariat avec l’industrie et soutenue par des agences de financement de la recherche, devrait créer un fonds international visant à concevoir la prochaine génération d’étiquettes électroniques (dispositif de suivi, par exemple balise GLS).
Celles-ci seront suffisamment petites pour suivre même les plus petites espèces à travers les étapes du cycle biologique, dans un large éventail de conditions environnementales, et pour surmonter la perte d’étiquettes pendant la mue. Il est aussi primordial de trouver un moyen de recharger les balises lorsque les oiseaux sont en mer. En hiver, dans les zones polaires par exemple, les balises solaires sont inutiles.

Partage et archivage des données

Les chercheurs et leurs institutions devraient investir dans des solutions permettant le partage et l’archivage rapides et efficaces des données de suivi dans les bases de données en ligne, tout en respectant la nécessité d’une reconnaissance adéquate des collecteurs de données, c’est-à-dire que la collecte et le partage de données soient correctement valorisés et récompensés.
Les bases de données en ligne permettent aux chercheurs et aux décideurs de trouver facilement toutes les informations spatiales disponibles pour une espèce ou une région et de les utiliser comme base pour identifier les régions à haute valeur de biodiversité, en fournissant des recommandations sur les politiques, et la gestion, et pour prédire et suivre les changements écologiques.

Utilisation systématique des données

Les données de suivi des oiseaux de mer devraient être systématiquement utilisées et, si nécessaire, collectées pour établir les conditions environnementales de base et évaluer les impacts potentiels, chaque fois qu’un pays ou une entreprise souhaite exploiter la mer dans des zones situées au-delà de la juridiction nationale. Une telle utilisation devrait être obligatoire dans le cadre d’accords internationaux tels que l’Autorité internationale des fonds marins ou les organisations régionales de gestion des pêches.
Ainsi, un investissement dans des données de suivi à plus haute résolution (GPS) est particulièrement crucial pour l’identification des zones les plus importantes utilisées par les oiseaux de mer à une échelle suffisamment fine pour permettre une compréhension et leurs interactions potentielles avec les menaces en mer telles que la pêche, les centrales hydroélectriques et les déversements d’hydrocarbures.


Conclusion

Un suivi impartial des oiseaux marins du monde est essentiel pour comprendre leur écologie et les impacts des changements environnementaux sur les trajectoires de leurs populations. En effet, une compréhension de leurs habitats en mer est dans de nombreux cas la clé d’une planification efficace de la conservation, parallèlement aux mesures visant à réduire les menaces terrestres pour leurs colonies de reproduction.
À cet égard, un programme de recherche visant uniquement à «suivre tous les oiseaux de mer» n’est tout simplement pas suffisant. Il doit être lié à des efforts de gestion majeurs pour faire avancer la conservation des oiseaux de mer.


Bernard Alice, Rodrigues Ana S.L., Cazalis Victor, Grémillet David. Toward a global strategy for seabird tracking. Conservation Letters. 2021;e12804. https://doi.org/10.1111/conl.12804

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